Le premier contact avec la mort était
en général celui du baiser qu'il fallait nécessairement
donner au corps glacial de l'aïeul trépassé.
La veillée funèbre accentuait le caractère
insolite, mais surtout les attitudes des adultes eux-mêmes
tristes, chuchotants, rigidifiés dans une extériorisation
inconsciente de leur refus.
Pour le jeune étudiant en médecine
que j'étais, ignorant de ces rituels quelque peu barbares,
l'initiation ne pouvait surgir qu'avec une brusquerie dionysiaque.
C'était en fin d'un après-midi
d'hiver, dans un Institut d'Anatomie aux murs noircis par les
années, lugubre à souhait, qu'un camarade facétieux
vint me proposer une escapade. Elle lui semblait spécialement
attrayante. Il me fit cheminer parmi les odeurs méphistophéliques
qui émanaient de la loge du Concierge. C'était un
Quasimodo borgne et bancal, éternellement mal rasé
et entouré d'une meute de chiens hurlants. Ses mains sales
et graisseuses n'étaient pas plus attirantes que ses habits
élimés. Mon guide m'apprit qu'il nourrissait ses
chiens des chairs qui recouvraient encore les os qu'il vendait
fort cher aux jeunes étudiants désireux d'apprendre
les rudiments d'ostéologie. Peut-être était-ce
une légende que DICKENS n'aurait pas désavouée.
Il faisait cuire les restes des corps dans un immense chaudron,
et cela nous évoquait Charon et le Styx*...
Hélas, nos réminiscences littéraires
devaient s'envoler quand nous fûmes - moi du moins - confrontés
avec les cadavres.
Mon ami m'avait conseillé de venir
voir un curieux spectacle dans les Caves de l'institut où
il me conduisait. Au bas d'un grand escalier de pierres s'étalait
une salle immense. Là, on découvrait d'énormes
cuves de ciment comme on en rencontre dans les chaix de vignerons.
Au beau milieu de la salle gisait un tas de cadavres nus, dans
une immense flaque de liquide noirâtre et luisant. Quasimodo
les arrosait nonchalamment d'un jet d'eau pour en chasser à
peine les odeurs de formol. Il allait pêcher encore deux
corps de plus avec une grande gaffe pour assurer le nombre de
sujets nécessaires aux Travaux Pratiques des étudiants.
Je voyais le gardien de la morgue de profil et son mégot
fumant ne pouvait dissiper les odeurs effroyables ni les images
qui montaient à l'assaut de ma cervelle d'enfant timide.
L'adolescent rêveur devait voir le temps se figer devant
ces images.
Par crânerie, nous devions descendre
en adoptant le masque du rire. Je fis de même.
A côté de l'énorme femme
hydropique, du clochard gazé dans un dernier acte volontaire,
il y avait une jeune fillette de douze ans peut-être. Son
ventre avait été ouvert puis refermé avec
de gros fils de catgut comme s'il s'agissait des lacets croisés
d'une jupe fendue. Tout son corps frêle et dénutri
était jaune.
Comment pourrions-nous disséquer ce
jeune corps ? Je détournai le regard. L'horreur m'envahit
alors. Le contraste avait été trop fort pour mes
faibles remparts... Nous choisissions " notre " cadavre à
disséquer en fonction de nos notes à l'interrogation
d'ostéologie...
" Je vous conseille de choisir un cadavre
bien maigre et sans graisse si vous voulez voir quelque chose
" nous lança le gardien, avec bonhomie, "celle-là
- il désignait la grosse femme hydropique - elle
doit faire dans les 130 kilos, ce sera pour les derniers. Moi,
je serais à votre place, je choisirais si je le pouvais
ce jeune sujet ".
Il désignait la jeune adolescente.
La vision dantesque induisit une inondation émotionnelle
en moi d'une puissance inconnue jusqu'alors.
Je crus défaillir et je sentais que
c'était précisément ce qu'avait recherché
mon guide quelque peu sadique. L'éducation ne m'avait pas
armé pour affronter pareilles réalités. Les
récits d'auteurs tel DOSTOIESKI ne m'y avaient pas préparé.
Telle fut pour moi l'initiation, ce feu intérieur
qui terrasse devant les cadavres la nécessaire confrontation
avec la réalité des corps, avant l'autre, non moins
difficile de la maladie.
Plus difficilement soutenable serait dans
quelques mois le fait de pouvoir lire dans l'autre sa maladie
et le terme de sa vie et de n'en rien laisser paraître afin
de ne pas le précipiter dans la négativité.
Plus dure serait cette confrontation de celui qui sait, à
l'insouciance de l'autre.
Ce n'est que trente ans plus tard que le dernier
rite de consécration me sera conféré dans
son intégralité.
" Aidez-moi, Docteur, à mourir en paix.
Je vous en prie, ma vie a été consacrée à
une lutte terrible pour survivre, faire vivre mon mari et les
miens ".
Que dire alors de cette demande d'accompagner
l'autre dans ce vertigineux passage d'autant plus terrifiant que
chargé d'une angoisse cumulée depuis des dizaines
d'années ? Il faut parfois prendre son client sur son dos
comme un guide le ferait dans le passage difficile d'une série
de crevasses sur un glacier, alors que l'autre ne peut même
plus se porter sur ses jambes.
" Je sais que mon cancer est généralisé
et que désormais tout va aller très vite ".
Les phrases résonnent en moi des jours
et des jours encore.
" Ces pamplemousses qui poussent ça
et là sur ma poitrine, sur mon dos jadis beau ; celle qui
envahit mon aisselle est violacée, sanglante, affreuse,
et tous ces nodules noirs qui poussent comme des champignons sur
mon ventre et me déforment sans cesse, ne régressent
jamais.
Ils ne me laissent aucun doute. Votre confrère
m'a parlé de tuberculose.
Chacun essaie de me tromper mais je suis lucide.
Je sais que je peux vous faire confiance.
Aidez-moi à franchir ces derniers jours
sans tous les tracas qui m'assaillent. Tout ce que je demande,
c'est un peu de répit, et peut-être ce seront les
seuls moments de repos dans ma vie!... ".
Contacter le médecin conseil régional
de la Caisse d'Assurance Maladie, établir les certificats
d'usage, téléphoner ça et là, écrire
pour permettre une prise en charge, tout cela coûte très
peu car la routine (hospitalière) le permet sans mobiliser
l'être émotionnel ou la sensibilité.
Mais ce soir, rentré chez moi chargé
d'une indéfinissable charge oppressante, je ne peux m'empêcher
de penser à celle qui est partie quelques heures avant
sa mort, pour éviter trop de frais à son compagnon,
se prenant en charge jusqu'au bout.
On pensait lui donner une perfusion d'opiacées*
juste avant son départ pour l'aider à ne plus trop
souffrir.
Je ressens encore sa main glacée, sans
pouls, qu'elle laissait prendre sans aucune réaction ce
matin, elle si vive, si sensible hier encore...
Elle n'avait même pas besoin de l'aide
de la morphine pour franchir la dernière étape...
Deux rêves annonçaient la fin
de son enveloppe charnelle :
Rêve du 4janvier 1985 :
" Je suis sur la plage avec ma mère.
Quand nous décidons de rentrer, je rencontre des amis.
Je pars avec eux et la laisse partir seule. Je pense tout à coup
qu'elle n'a pas de clé ! Je me dirige alors vers la maison
et j'aperçois le long d'un canal très étroit
une voiture complètement bloquée dans des galets.
Deux femmes en descendent.
Aussitôt descendues, la voiture avance seule et va jusque
dans l'eau. Tout d'abord, elle flotte, puis lentement est engloutie.
Au fond de l'eau, on aperçoit des monstres marins ".
" Je suis en vacances au bord de la mer. J'ai
retrouvé toute mon énergie pour faire de la natation
et d'autres sports. Je me sens en pleine forme et j'ai repris
un kilo après en avoir perdu trente en six mois ! Mais
Docteur, mes bosses poussent encore ! ".
La mère de la patiente ne possédait
pas la clé de sa propre identité. Elle était
porteuse de ces monstres marins issus d'un père huissier
paranoïaque* grand admirateur des nazis. C'est la figure
diabolique qui s'incarne peut-être dans les galets, ces
masses dures comme des pierres noires qui poussent désormais
ça et là dans ses chairs. Foie, poumon, tissus sous-cutanés
sont atteints. Seul, le cerveau est indemne (la scanographie*
le confirme) quand elle arrive à sa première visite.
Pour le guide, le rêve annonce que le double et l'ombre
vont quitter la tunique de chair un mois avant sa fin terrestre.
Le " moi "* restera seul pour effectuer le passage à l'autre
monde. Temps suffisant pour effectuer un travail intensément
désiré durant toute une vie.
18 janvier 1985 :
" Je retourne à Grenoble pour réunir
â un repas vingt-cinq amis avant mon départ pour
le Tibet ".
" On tourne un film dans la baie de Saint-Jean-de-Luz.
Des Russes tirent sur les gens qui passent ".
Bientôt elle habitera sur le toit du
monde, l'Olympe et le Tibet consacrent les lieux où demeurent
les esprits des morts, et les Dieux, Le cinéma symbole
de la projection dans la lumière (Luz) de Saint-Jean traduit
ici la prise de conscience claire de la destruction de son corps.
Les militaires russes représentent en général
l'animus paranoïaque* d'époque.
" On monte une école maternelle
spéciale et on me demande d'y être enseignante ".
" Je n'ai pas eu grand chose ces dernières
nuits, juste ces petites bribes de rêves, cela m'aurait
beaucoup plu d'être avec des enfants...".
La confidence et l'évolution vont de
pair.
" Je savais que j'avais deux mois de répit
pour mes soins... Je me suis traînée à travers
la France pour vous rencontrer. Je ne savais pas que vous existiez
mais quand je vous ai entendu parler du cancer au Congrès
des Médecines Naturelles, j'ai su immédiatement
que c'était vous que je cherchais confusément depuis
sept ans ".
L'accalmie et l'impression de guérison
seront de courte durée. Le dernier rêve sera très
réconfortant et donnera pour plusieurs jours un courage
et une sérénité exemplaires à la malade
afin d'affronter l'ultime démarche.
" Je rêvais que j'attendais un enfant.
J'étais enceinte. Ma mère était là.
Elle et moi étions contentes ".
Cet enfant, elle l'a désiré
toute la vie. Une amie lui avait confié quelques mois un
enfant adopté avant de le lui reprendre. L'émotion
de la séparation avait été grande car elle
s'était liée d'affection pour lui. Quelques semaines
après ce drame affectif la tumeur noire apparaissait...
Peut-être était-ce sa propre renaissance sous forme
de l'enfant spirituel qui annonçait dans une syzygie que
je ne pouvais dévoiler, l'issue imminente ? A quelques
jours de son dernier anniversaire.
Mes propres rêves m'avaient annoncé
que je devais désormais assurer pour elle le rôle
du passeur.
LA MORT EXISTE-T-ELLE ?
Cette interrogation que chacun a connue, connaîtra,
revient évidemment à poser le problème existentiel
par excellence.
Pour chacun d'entre nous, au-delà des
difficultés avec la mère, le père, l'autre,
au-delà même des oppositions et des réalisations
de la vie courante, se pose l'énigme majeure d'une fin
ultime.
Pour le médecin, c'est une interrogation
essentielle qui le remet sans cesse en cause, et sa motivation
professionnelle initiale. N'en est-il pas de même pour les
prêtres ?
Echapper à la mort physique, à
la souffrance est le souci principal souvent occulté, masqué,
qui sourd derrière toutes les anxiétés tous
les masques des symptômes ou les mascarades verbales.
Ce livre sera composé à la manière
d'un vitrail. Un assemblage en apparence hétéroclite.
Le ciment, armé, d'un fil d'acier englobé
dans sa masse, constitue le lien entre les fragments de verres
colorés, ramassés ça et là parmi les
témoignages reçus, retaillés et agencés
en un certain ordre. Le commentaire rationalisant nouveau fil
d'ARIANE* sera réduit à cette armature indispensable
comme un squelette habillé de chatoiements colorés.
En cela, nous rejoignons notre destin de maître-verrier
inauguré dès l'adolescence...
Vitrail... Ce mot résonne en harmoniques.
Lorsqu'on en égrène les sons, il émet et
constitue comme un rail de vie...
On retrouvera les pierres du Petit Poucet, mais riches en
couleurs, c'est-à-dire chargées de vie, choisies
cette fois pour leur éclat et leurs vibrations, selon peut-
être une secrète résonance avec notre intériorité.