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LA MORT, L'AMOUR ET LES RÊVES

Bernard HERZOG

AVANT-PROPOS

 

Le premier contact avec la mort était en général celui du baiser qu'il fallait nécessairement donner au corps glacial de l'aïeul trépassé. La veillée funèbre accentuait le caractère insolite, mais surtout les attitudes des adultes eux-mêmes tristes, chuchotants, rigidifiés dans une extériorisation inconsciente de leur refus.

Pour le jeune étudiant en médecine que j'étais, ignorant de ces rituels quelque peu barbares, l'initiation ne pouvait surgir qu'avec une brusquerie dionysiaque.

C'était en fin d'un après-midi d'hiver, dans un Institut d'Anatomie aux murs noircis par les années, lugubre à souhait, qu'un camarade facétieux vint me proposer une escapade. Elle lui semblait spécialement attrayante. Il me fit cheminer parmi les odeurs méphistophéliques qui émanaient de la loge du Concierge. C'était un Quasimodo borgne et bancal, éternellement mal rasé et entouré d'une meute de chiens hurlants. Ses mains sales et graisseuses n'étaient pas plus attirantes que ses habits élimés. Mon guide m'apprit qu'il nourrissait ses chiens des chairs qui recouvraient encore les os qu'il vendait fort cher aux jeunes étudiants désireux d'apprendre les rudiments d'ostéologie. Peut-être était-ce une légende que DICKENS n'aurait pas désavouée. Il faisait cuire les restes des corps dans un immense chaudron, et cela nous évoquait Charon et le Styx*...

Hélas, nos réminiscences littéraires devaient s'envoler quand nous fûmes - moi du moins - confrontés avec les cadavres.

Mon ami m'avait conseillé de venir voir un curieux spectacle dans les Caves de l'institut où il me conduisait. Au bas d'un grand escalier de pierres s'étalait une salle immense. Là, on découvrait d'énormes cuves de ciment comme on en rencontre dans les chaix de vignerons. Au beau milieu de la salle gisait un tas de cadavres nus, dans une immense flaque de liquide noirâtre et luisant. Quasimodo les arrosait nonchalamment d'un jet d'eau pour en chasser à peine les odeurs de formol. Il allait pêcher encore deux corps de plus avec une grande gaffe pour assurer le nombre de sujets nécessaires aux Travaux Pratiques des étudiants. Je voyais le gardien de la morgue de profil et son mégot fumant ne pouvait dissiper les odeurs effroyables ni les images qui montaient à l'assaut de ma cervelle d'enfant timide. L'adolescent rêveur devait voir le temps se figer devant ces images.

Par crânerie, nous devions descendre en adoptant le masque du rire. Je fis de même.

A côté de l'énorme femme hydropique, du clochard gazé dans un dernier acte volontaire, il y avait une jeune fillette de douze ans peut-être. Son ventre avait été ouvert puis refermé avec de gros fils de catgut comme s'il s'agissait des lacets croisés d'une jupe fendue. Tout son corps frêle et dénutri était jaune.

Comment pourrions-nous disséquer ce jeune corps ? Je détournai le regard. L'horreur m'envahit alors. Le contraste avait été trop fort pour mes faibles remparts... Nous choisissions " notre " cadavre à disséquer en fonction de nos notes à l'interrogation d'ostéologie...

" Je vous conseille de choisir un cadavre bien maigre et sans graisse si vous voulez voir quelque chose " nous lança le gardien, avec bonhomie, "celle-là - il désignait la grosse femme hydropique - elle doit faire dans les 130 kilos, ce sera pour les derniers. Moi, je serais à votre place, je choisirais si je le pouvais ce jeune sujet ".

Il désignait la jeune adolescente. La vision dantesque induisit une inondation émotionnelle en moi d'une puissance inconnue jusqu'alors.

Je crus défaillir et je sentais que c'était précisément ce qu'avait recherché mon guide quelque peu sadique. L'éducation ne m'avait pas armé pour affronter pareilles réalités. Les récits d'auteurs tel DOSTOIESKI ne m'y avaient pas préparé.

Telle fut pour moi l'initiation, ce feu intérieur qui terrasse devant les cadavres la nécessaire confrontation avec la réalité des corps, avant l'autre, non moins difficile de la maladie.

Plus difficilement soutenable serait dans quelques mois le fait de pouvoir lire dans l'autre sa maladie et le terme de sa vie et de n'en rien laisser paraître afin de ne pas le précipiter dans la négativité. Plus dure serait cette confrontation de celui qui sait, à l'insouciance de l'autre.

Ce n'est que trente ans plus tard que le dernier rite de consécration me sera conféré dans son intégralité.

" Aidez-moi, Docteur, à mourir en paix. Je vous en prie, ma vie a été consacrée à une lutte terrible pour survivre, faire vivre mon mari et les miens ".

Que dire alors de cette demande d'accompagner l'autre dans ce vertigineux passage d'autant plus terrifiant que chargé d'une angoisse cumulée depuis des dizaines d'années ? Il faut parfois prendre son client sur son dos comme un guide le ferait dans le passage difficile d'une série de crevasses sur un glacier, alors que l'autre ne peut même plus se porter sur ses jambes.

" Je sais que mon cancer est généralisé et que désormais tout va aller très vite ".

Les phrases résonnent en moi des jours et des jours encore.

" Ces pamplemousses qui poussent ça et là sur ma poitrine, sur mon dos jadis beau ; celle qui envahit mon aisselle est violacée, sanglante, affreuse, et tous ces nodules noirs qui poussent comme des champignons sur mon ventre et me déforment sans cesse, ne régressent jamais.

Ils ne me laissent aucun doute. Votre confrère m'a parlé de tuberculose.

Chacun essaie de me tromper mais je suis lucide. Je sais que je peux vous faire confiance.

Aidez-moi à franchir ces derniers jours sans tous les tracas qui m'assaillent. Tout ce que je demande, c'est un peu de répit, et peut-être ce seront les seuls moments de repos dans ma vie!... ".

Contacter le médecin conseil régional de la Caisse d'Assurance Maladie, établir les certificats d'usage, téléphoner ça et là, écrire pour permettre une prise en charge, tout cela coûte très peu car la routine (hospitalière) le permet sans mobiliser l'être émotionnel ou la sensibilité.

Mais ce soir, rentré chez moi chargé d'une indéfinissable charge oppressante, je ne peux m'empêcher de penser à celle qui est partie quelques heures avant sa mort, pour éviter trop de frais à son compagnon, se prenant en charge jusqu'au bout.

On pensait lui donner une perfusion d'opiacées* juste avant son départ pour l'aider à ne plus trop souffrir.

Je ressens encore sa main glacée, sans pouls, qu'elle laissait prendre sans aucune réaction ce matin, elle si vive, si sensible hier encore...

Elle n'avait même pas besoin de l'aide de la morphine pour franchir la dernière étape...

Deux rêves annonçaient la fin de son enveloppe charnelle :

Rêve du 4janvier 1985 :

" Je suis sur la plage avec ma mère. Quand nous décidons de rentrer, je rencontre des amis. Je pars avec eux et la laisse partir seule. Je pense tout à coup qu'elle n'a pas de clé ! Je me dirige alors vers la maison et j'aperçois le long d'un canal très étroit une voiture complètement bloquée dans des galets. Deux femmes en descendent.
Aussitôt descendues, la voiture avance seule et va jusque dans l'eau. Tout d'abord, elle flotte, puis lentement est engloutie.
Au fond de l'eau, on aperçoit des monstres marins ".

" Je suis en vacances au bord de la mer. J'ai retrouvé toute mon énergie pour faire de la natation et d'autres sports. Je me sens en pleine forme et j'ai repris un kilo après en avoir perdu trente en six mois ! Mais Docteur, mes bosses poussent encore ! ".

La mère de la patiente ne possédait pas la clé de sa propre identité. Elle était porteuse de ces monstres marins issus d'un père huissier paranoïaque* grand admirateur des nazis. C'est la figure diabolique qui s'incarne peut-être dans les galets, ces masses dures comme des pierres noires qui poussent désormais ça et là dans ses chairs. Foie, poumon, tissus sous-cutanés sont atteints. Seul, le cerveau est indemne (la scanographie* le confirme) quand elle arrive à sa première visite. Pour le guide, le rêve annonce que le double et l'ombre vont quitter la tunique de chair un mois avant sa fin terrestre. Le " moi "* restera seul pour effectuer le passage à l'autre monde. Temps suffisant pour effectuer un travail intensément désiré durant toute une vie.

18 janvier 1985 :

" Je retourne à Grenoble pour réunir â un repas vingt-cinq amis avant mon départ pour le Tibet ".

" On tourne un film dans la baie de Saint-Jean-de-Luz. Des Russes tirent sur les gens qui passent ".

Bientôt elle habitera sur le toit du monde, l'Olympe et le Tibet consacrent les lieux où demeurent les esprits des morts, et les Dieux, Le cinéma symbole de la projection dans la lumière (Luz) de Saint-Jean traduit ici la prise de conscience claire de la destruction de son corps. Les militaires russes représentent en général l'animus paranoïaque* d'époque.

" On monte une école maternelle spéciale et on me demande d'y être enseignante ".

" Je n'ai pas eu grand chose ces dernières nuits, juste ces petites bribes de rêves, cela m'aurait beaucoup plu d'être avec des enfants...".

La confidence et l'évolution vont de pair.

" Je savais que j'avais deux mois de répit pour mes soins... Je me suis traînée à travers la France pour vous rencontrer. Je ne savais pas que vous existiez mais quand je vous ai entendu parler du cancer au Congrès des Médecines Naturelles, j'ai su immédiatement que c'était vous que je cherchais confusément depuis sept ans ".

L'accalmie et l'impression de guérison seront de courte durée. Le dernier rêve sera très réconfortant et donnera pour plusieurs jours un courage et une sérénité exemplaires à la malade afin d'affronter l'ultime démarche.

" Je rêvais que j'attendais un enfant. J'étais enceinte. Ma mère était là. Elle et moi étions contentes ".

Cet enfant, elle l'a désiré toute la vie. Une amie lui avait confié quelques mois un enfant adopté avant de le lui reprendre. L'émotion de la séparation avait été grande car elle s'était liée d'affection pour lui. Quelques semaines après ce drame affectif la tumeur noire apparaissait... Peut-être était-ce sa propre renaissance sous forme de l'enfant spirituel qui annonçait dans une syzygie que je ne pouvais dévoiler, l'issue imminente ? A quelques jours de son dernier anniversaire.

Mes propres rêves m'avaient annoncé que je devais désormais assurer pour elle le rôle du passeur.

LA MORT EXISTE-T-ELLE ?

Cette interrogation que chacun a connue, connaîtra, revient évidemment à poser le problème existentiel par excellence.

Pour chacun d'entre nous, au-delà des difficultés avec la mère, le père, l'autre, au-delà même des oppositions et des réalisations de la vie courante, se pose l'énigme majeure d'une fin ultime.

Pour le médecin, c'est une interrogation essentielle qui le remet sans cesse en cause, et sa motivation professionnelle initiale. N'en est-il pas de même pour les prêtres ?

Echapper à la mort physique, à la souffrance est le souci principal souvent occulté, masqué, qui sourd derrière toutes les anxiétés tous les masques des symptômes ou les mascarades verbales.

Ce livre sera composé à la manière d'un vitrail. Un assemblage en apparence hétéroclite.

Le ciment, armé, d'un fil d'acier englobé dans sa masse, constitue le lien entre les fragments de verres colorés, ramassés ça et là parmi les témoignages reçus, retaillés et agencés en un certain ordre. Le commentaire rationalisant nouveau fil d'ARIANE* sera réduit à cette armature indispensable comme un squelette habillé de chatoiements colorés. En cela, nous rejoignons notre destin de maître-verrier inauguré dès l'adolescence...

Vitrail... Ce mot résonne en harmoniques. Lorsqu'on en égrène les sons, il émet et constitue comme un rail de vie...

On retrouvera les pierres du Petit Poucet, mais riches en couleurs, c'est-à-dire chargées de vie, choisies cette fois pour leur éclat et leurs vibrations, selon peut- être une secrète résonance avec notre intériorité.