Depuis quelque six ans que le professeur HERZOG
et moi nous nous connaissons, il semble que nous n'ayons jamais
cessé de travailler ensemble, lui auprès de ses malades,
et moi parmi mes livres. Nos dialogues, longs et rares, demeurent
inoubliables, fructueux - aux dires de plusieurs - les séminaires
et les congrès où nous nous sommes confrontés.
Il dit me devoir autant (de connaissances) que je sais lui devoir
(de réalités).
Ses livres me sont donc chers. Ils me sont précieux
aussi. J'y redécouvre, parfois plus claire et plus précise,
mainte trouvaille qui m'échappa, comme échappe un
cri ou un rire. J'en savoure les découvertes avant d'y trouver
une relance.
De quoi s'agit-il pourtant en ce premier livre
du moins ? De presque rien, d'un fil : l'analyse circonstanciée,
approfondie pendant des mois et des années, d'un cas clinique
entre plusieurs centaines. De moins encore : d'un fil qu'on voudrait
dire commun, de coton plutôt que de soie, puisqu'une Psychanalyse
triomphale a produit en trente ans des milliers de témoignages
non moins précis que celui-là.
Pour exceptionnel qu'il soit, le cas de la patiente
n'est pas unique (mi-valeur même réside en sa vulgarité)
; peut-être est-il seulement exceptionnellement conté,
dans l'adhésion d'une nature apte à ressentir. Mais,
pour cette raison ou d'autres, l'importance du phénomène
qu'expose la malade est peu de chose en regard de l'autre phénomène
que révèle l'analyste.
La médecine et le temps
On sait que, doctoralement, le phénomène
étudié (les rêves du patient) se déroulent
en sens inverse : dans le sens d'aujourd'hui à demain et
d'aujourd'hui à hier, ou de l'état actuel du malade
à ses rêves - ou souvenirs - les plus anciens. C'est-à-dire
que le praticien est, envers le malade, à son envers, comme
l'archéologue ou le paléontologue à l'envers
de l'évolution de l'objet réel de leur étude
(la ville ou la vie se faisant).
C'est aussi pourquoi, généralement,
le traitement succède à la maladie : il ne peut que
rétablir un état antérieur, car on n'inverse
que l'achevé. Le médecin intervient toujours trop
tard ; d'où son rêve : la prévention, la guérison
d'un mal pas encore déclaré.
HERZOG intervient à temps tout au contraire
ou, plutôt, dans les temps. Il n'inverse pas, il épouse.
Le traitement ne succède pas au cas, mais il le précède
plutôt qu'il ne le suit. Il le précède toujours,
dans le double sens du mot. Il ouvre la porte que la malade, ensuite,
franchit, le suivant. Mais il suit, à l'inverse, la progression
du mal, comme février janvier, bien que, calendériquement,
février soit devant, et le mois de janvier derrière
(passé quand février est présent).
Mieux qu'un autre, l'auteur sait la différence,
l'abîme qui sépare " rétablir " de " transformer
". Et il ne croit pas que la maladie soit inutile.
On se demandera quel rapport existe entre la
médecine et le temps ? C'est, au premier chef, le rapport
qui partage toute connaissance selon les deux flèches temporelles
: causale, de la cause vers l'effet, du premier vers le second,
de l'avant vers l'après, ou inverse, du devenir vers le devenu,
de l'Avenir vers le Passé, de la fin d'un cycle par exemple
à son nécessaire retour.
Mais ce rapport se double d'une autre dialectique,
entre la médecine d'une part, presque toutes les autres sciences
de l'autre.
En effet, aux deux sens du Temps correspondent
les deux méthodes de recherche qu'on nommera le rationalisme
pour le sens causal, le réalisme pour le sens inverse, cens
ou recensement plutôt que sens, qui situe de fait les événements
dans l'orbe du cycle qui les détermine.
L'étude, même survolante, des sciences
contemporaines situe vers 1900 le renversement majeur qui les a
fait retomber d'une méthode à l'autre. A la physique
des Forces ou de l'Électromagnétique succède
alors l'éveil de la physique quantique, à l'arithmétique,
à l'algèbre, à la géométrie classiques,
les mathématiques et topologies des Ensembles, aux sciences
naturelles du XIXe siècle la biologie, puis la
macrobiologie, puis la neurobiologie de WATSON et de LABORIT, à
la psychologie naïve de nos grands-pères, la psychanalyse
de FREUD, encore causale, puis celle de JUNG et de ses disciples,
non-causale et fondée sur la synchronicité des archétypes,
etc.
Ce renversement n'atteint que difficilement
l'Histoire, la moins scientifique des sciences, où la résistance
est grande, malgré l'apport croissant des nouveaux stoïciens
: JUNG lui-même, DUMEZIL, Henri CORBIN, ELIADE. Par négation
des cycles n'a-t-on pas vu l'historicité officielle en venir
à nier les datations et les chronologies ? Mais le terrain
cède peu à peu. Il n'est plus guère d'historien
digne de ce nom qui défende encore le dogme de COMTE ou l'enseignement
de MEILHAC et HALLEVY : ceux d'un progressisme historique, depuis
" l'infâme " Moyen Age jusqu'aux merveilles du millénaire
finissant. Car on ne croit plus ni aux horreurs des Moyen Age (grec
ou chrétien) ni à une réussite incontestable
de la Raison.
Comme un homme est enfant, puis adolescent,
puis adulte avant de finir vieillard, on sait - ou ressent - que
les Cultures - dans le sens causal ne mènent jamais - toutes
- que d'un éveil à une mort. " Les civilisations,
dit VALÉRY, savent maintenant qu'elles sont mortelles ".
C'était faire écho, à l'époque - le
début de ce siècle - à l'intuition de BERGSON
: " l'homme est une machine à faire les dieux ". Car, ce
dieu- là fait, il va de soi que la culture qui l'a créé
l'estompe, avant de périr.
D'une certaine manière, ces confections
de dieux ne sont que des rêves, comme l'exprimait déjà
un Théophile GAUTIER : " Toute action, toute pensée,
toute parole, toute forme tombe dans l'océan universel des
choses (pour y) produire des cercles qui vont s'élargissant
jusqu'aux confins de l'éternité " (Arria MARCELLA).
Mais cet enfant-adolescent-adulte-vieillard,
l'humain ou la culture, est lui-même soumis à un cycle,
qu'achève sa mort. Ce rêveur est lui-même rêvé,
comme savait le dire aussi ce contemporain de GAUTIER, le philosophe
SCHOPENHAUER : " Ce que raconte l'Histoire n'est en fait que le
long rêve, le songe lourd et confus de l'humanité "
(Le Monde comme volonté et représentation). Car
les générations dans l'histoire d'une tribu, ou les
éclats tribaux (de cette tribu ou de cette autre) dans l'histoire
d'un peuple se suivent comme les rêves de la patiente du Docteur
HERZOG, avec la même rigueur, la même nécessité.
Le rationaliste nie qu'il ne soit qu'un rêveur,
et les effondrements de ses systèmes successifs le laissent
dépossédé. Achèvement du songe thermodynamique,
l'entropie qu'il a dû admettre l'annule, comme l'annulent
le relativisme d'EINSTEIN, achèvement du rêve newtonien,
ou le principe de HEISENBERG, achèvement de la première
physique subatomique. De ces abîmes il se relève de
plus en plus difficilement. Mais aussi de ces autres abîmes
que furent la première guerre universelle, la seconde, les
goulags soviétiques, les génocides boers, arméniens,
juifs, biafrais, cambodgiens ou kurdes.
Seul le médecin rationaliste survit au
cancer, au sida, à la constatation que les maux de l'adulte
ne sont pas ceux de l'enfant, de l'adolescent, ou que le potentiel
en calcium dans l'organisme n'est pas le même à Il
heures du matin et à Il heures du soir. Car il est des cycles
de toutes dimensions : circadien, mensuel, annuel, etc.
HERZOG s'attaque à ce passéisme
de la médecine occidentale. Il y emploie l'acquis de toutes
les médecines autres : orientales, parallèles, jungienne
et la sienne propre. Je ne dirai rien ici du courage que ce combat
exige : ce fut celui de SCHOPENHAUER et de GAUTIER, des philosophes
et des poètes d'abord, puis des savants eux-mêmes :
le fondateur de la mathématique des Ensembles, GALOIS, refusé
à Polytechnique, mort au sortir de l'adolescence, KAMMERER,
WEGENER, REICH, cent autres, assassinés ou suicidés,
maudits.
Mais aussi et d'abord, il y emploie ses rêves,
dont cent carnets relèvent, jour après jour, l'ordonnancement
et la rigueur. Car il est ce rêveur d'abord, qui ne s'ignore
pas rêvé, contraint à ce songe plutôt
qu'à tel autre en ce moment de sa vie qui, elle-même,
n'est qu'au moment d'un autre cycle.
Il sait, lui, que les maux de Il heures du matin
ne sont pas ceux de Il heures du soir ; que ceux de l'enfant ne
sont pas ceux de l'adulte ; que ceux de notre XXe siècle
finissant (le cancer, le sida) ne furent pas ceux du XIVe
siècle (la lèpre), du XVe (les maladies
nerveuses), du XVIIe (les digestives), du XVIIIe
(les vénériennes), du XIXe (la consomption,
la tuberculose). D'abord, il a situé le malade, en ce siècle
dans l'orbe des deux mille ans, en son enfance ou son adultarité
dans l'orbe de sa vie, à cette heure ou cette autre dans
le cycle circadien.
Le remède
Si toute maladie est non-causale, archétypale,
synchronique a un moment du cycle donné, il suit que le remède
l'est aussi : la magnésie sera bénéfique ici,
maléfique là, ou la suralimentation, la diète.
Le remède du XIIIe siècle était
l'exclusion, le remède du XVIIe la purge, le remède
du XIXe le vaccin. Ce put être l'odeur, l'essence,
au XVe siècle.
Croire que l'un est, ou vouloir que l'un soit,
supérieur à tout autre, en absolu, dans l'éternel,
c'est l'illusion théologique ou l'imposture scientiste comme
de l'inquisition il y a cinq siècles. Cette illusion, cette
imposture ne peuvent qu'accroître le nombre des exceptions,
des incidents, des drames, des fléaux, à mesure qu'on
y persévère.
HERZOG n'ignore rien de tout cela.
Je n'ai pas à lui enseigner la nocivité
de la pensée causale : chaque jour il l'expérimente.
Ce qu'il donne au malade, c'est avant tout ce regain de se reconnaître
créateur (de l'archétype accepté ou refusé).
Seul, le présent le soude au délire qu'il sonde ;
cette soudure est du même ordre que l'hypoténuse du
théorème de PYTHAGORE ou l'espace-temps de
l'équation première, toute pythagoricienne, d'EINSTEIN.
La diagonale, le pont qu'elle jette du tréfonds de l'être
à son utopie majeure, HERZOG l'a traversée avant que
d'en permettre à autrui le passage.
Docteur ? Guérisseur ? Non: pontife,
comme les papes et les mandarins ne le sont plus. Créateur
et décorateur, ingénieur de la chaussée maîtresse.
Et, bien sûr, ni lui ni moi nous n'ignorons
le danger. Nous admettons que, provisoirement peut-être, pour
transcender le rêve et le mal du patient en archétype,
le guérisseur a dû rêver souvent lui-même
et assimiler ses propres rêves à la lumière
de ses connaissances. Avant que de relier le serpent à la
lune, de distinguer en cette Mère un animus ou dans ce Père
une anima, ou d'associer l'Archer aux dieux de Feu, il lui a fallu
apprendre cela dont il discourt. Le passé dont il va décharger
son patient, il a dû s'en charger lui-même.
Cette banque de mémoire où il
puise est plus qu'une charge : une " délivre " sacrificielle
où s'accumulent ses nostalgies et ses démons. Le pontife
est d'abord, nécessairement, apôtre, de la Libération
sinon de la Charité, de l'Esprit Libre plutôt que du
Fils.
Et, sans doute, Si cet inventaire de sa mémoire
est illusoire ou incomplet (il suffirait de l'imaginer, en un seul
point, prématuré ou prétentieux), ordinateur
mal programmé, il ne fabriquera qu'un pont fragile ou meurtrier.
Mais, dans l'Esprit, personne ne court ce risque. Si bien que le
libérateur ne peut se limiter à n'être qu'une
banque de mémoire, mais, soumis à l'Esprit, il lui
faut Le pressentir, Le servir, L'imiter. Apôtre et pontife,
il faut qu'il soit prêtre. Comme tous les guérisseurs
que, de gré ou de force, il a rejoints.
Une autre science s'annonce ici, non moins étrange
et scandaleuse que les retournements de la science d'hier, du refus
de la dérive des continents à son enseignement forcené,
d'une conception de la vie qui exigeait l'oxygène à
la découverte de vies qui s'en passent, des lois de GALILEE
ou de NEWTON à des lois bien différentes. Non moins
prodigieuse, insolite, que le dépassement de la musique d'hier
jusqu'aux harmonies de David HYKES, dont l'instrument est l'humain.
Car la pérennité de la science
qu'on nous découvre, et de la musique, de la peinture prochaines,
plutôt qu'à leurs effets devrait tenir à leurs
méthodes, qui s'avoueront des jeux : une confection d'inventaire,
une scolastique mathématique, l'imposition d'un travesti.
Sur le pont de libération, en la diagonale
recouvrée, la création (le rêve, le hasard contingenté)
primera le savoir qui, à son tour, précédera
la délivrance, puisque, dans le sens archétypal, PROMETHEE
est venu en premier, HERMES en second et, pour finir, le DIONYSOS
Liber. De même, je commence par inventer le mythe, en l'existence
duquel je crois plus tard et qui en viendra peut-être à
me changer. Bien que, dans le sens inverse du temps, l'intuition,
le rêve de PROMETHEE soit déjà le don de l'Inverseur.
Ainsi l'Art nouveau - dans le sens rigoureux
du mot, créateur - n'aura plus pour mission de seulement
guérir (rétablir une santé précaire,
prolonger un peu la vie), mais de susciter d'autres pouvoirs, une
compréhension plus étendue de l'univers, une fraternité
à ce point exigeante qu'il lui faudra faire de celui qui
reçoit un donateur, de celui qui entend un chanteur, de celui
qu'on libère de l'angoisse un libérateur à
son tour.
C'est ce que je souhaite, dès aujourd'hui,
au lecteur de Bernard HERZOG.
Jean-Charles PICHON
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