" Chaque homme porte la forme
entière de l'humaine condition."
MONTAIGNE
Pour un cancérologue de formation classique, ce fut
une bien curieuse demande que celle de Yannez à l'automne
de l'an I', alors que son cancer du sein devait évoluer
déjà depuis dix-huit mois.
" Docteur, je viens, adressée par l'un de vos confrères,
pour une tumeur mammaire.
J ai vu ce mal emporter toutes mes amies.
Je suis une femme responsable, militante, et je ne voudrais
pas finir mes jours comme elles grâce à la chimiothérapie
ou à une mutilation opératoire ! Quant aux rayons,
ils m'ont été conseillés un peu partout,
je n'en veux pas plus !
Voyez-vous, j'ai fait le maquis pendant la guerre et vous
savez ce que cela veut dire, quand on voit tomber chaque jour
l'un ou l'autre de ses amis ! Non que l'on devienne insensible
à la douleur humaine et à la cruauté,
mais cela rend un peu plus adulte et plus lucide dans ses
décisions ! "
Le discours était sévère. Il avait l'accent
des grandes épopées, celles qui ne laissent
pas indifférents à la dignité humaine.
" Responsable dans des organisations syndicales, employée
de la Sécurité Sociale, puis dans des organisations
dérivées, j'ai vu bien des drames, assisté
à bien des tragédies.
Ma vie ressemble aux existences des êtres démunis,
pauvres, obligés de se battre sans cesse pour vivre.
La devise de notre famille était : "Marche ou crève
!"
Aujourd'hui, Docteur, je sais que je vous demande quelque
chose d'impossible, mais je n'en peux plus de porter seule
le fardeau. "
Yannez m'avait été adressée en consultation
par un ami homéopathe, excellent clinicien, qu'elle
consultait. Il connaissait ma double formation d'analyste
et de cancérologue.
J'avais bien observé, au cours de ma carrière
médicale, une foule de faits concernant la vie affective
et émotionnelle des malades. Chacun d'entre eux constitue
un monde. Je me trouvais confronté à une personne
désireuse d'échapper au sort commun des cancéreux.
Comme elle avait lutté contre l'envahisseur dans le
maquis, elle voulait trouver une autre issue, une autre médecine.
J'essayai d'éluder sa requête qui paraissait
d'autant plus délicate que je n'avais effectué
moi-même que dix-huit mois de psychanalyse. Je pensais
être loin du terme. J'étais trop conscient des
problèmes psychologiques des cancéreux depuis
une vingtaine d'années, pour ne pas prêcher à
mon propre guide sa prise en charge. Elle me semblait capitale
pour l'avenir de la médecine.
J'en avais une si vive intuition que je parvins à
ébranler le Dr Roland Cahen1.
>Les moyens matériels de Yannez étaient très
limités. Ne faisait-elle pas vivre sa mère et
ses filles avec un salaire modeste? Aller à Paris,
s'y loger chaque semaine, sans même parler d'honoraires
médicaux, constituait une impossibilité matérielle.
Parallèlement pour obvier à des critiques ultérieures
de médecins mal intentionnés, je lui avais demandé
de consulter, rue d'Ulm, un vieil ami chef de service à
la Fondation Curie.
Le cancer ne faisait aucun doute, ni cliniquement, ni sur
les mammographies. Bien m'en prit, car, plusieurs années
plus tard, un autre spécialiste du sein au renom international,
aujourd'hui disparu, devait contester publiquement l'authenticité
de ce cas... et combien d'autres essayèrent de me persuader
qu'ils possédaient de semblables dossiers !
Je revins lourdement à la charge auprès du
docteur Cahen...
J'avais, au cours de ma carrière de clinicien, réuni
environ une quinzaine de cas cliniques évidents. Je
les lui avais exposés pour lui montrer le lien direct
entre l'apparition de la tumeur et la symbolisation d'un fantasme
non exprimé ou non réalisé par le patient.
Il ne l'ignorait pas, du reste.
Le déclenchement de certaines tumeurs suivait un choc
affectif ou émotionnel. Le mécanisme était
évident, et, somme toute, de plus en plus admis par
les cliniciens les plus ouverts.
Par contre, personne n'avait encore essayé un traitement
non matérialisé par la pharmacopée, les
agents physiques ou l'intervention chirurgicale.
Oser affronter le mal par le seul dialogue et le présumé
travail intérieur de l'inconscient réagissant
de son malade, activé par celui du thérapeute,
pouvait passer à juste titre pour folie aux yeux de
mes confrères. C'était bien pourquoi je préférais
que le Président fondateur du mouvement Jungien en
France en prît la responsabilité !!!
Il devait me répondre : " Faites-lui d'abord enlever
le sein, faites-la irradier, ensuite vous me l'adresserez.
"
Yannez revint de Paris déçue, me posant à
nouveau le problème d'une prise en charge thérapeutique
sans faux-fuyants.
Le parcours proposé par R. Cahen était exactement
ce qu1elle refusait ! Elle avait observé
les ravages des interventions itératives sur ses amies.
Elle avait vu les méfaits de la chimiothérapie
; aussi ne désirait-elle pas suivre le même chemin.
Je lui exposais tous les risques qu'une autre démarche
pouvait rencontrer, mais aussi les avantages certains des
méthodes officielles.
Le dernier trimestre de l'année m'avait apporté
un contingent de fatigue et de contrariétés.
Je me sentais physiquement faible, et indécis.
Je lui demandai de me laisser trois semaines de réflexion,
avant de lui donner réponse.
J'attendais un signal, une indication de mes rêves.
J'espérais que la méditation en montagne me
permettrait de prendre le recul nécessaire avant de
me décider. Je savais, depuis toujours, retrouver mon
calme intérieur dans la nature. Les difficultés
de ma vie s'y trouvaient relativisées et la voie intérieure
beaucoup plus puissante.
On ne retrouve l'équilibre et la vue claire des choses
qu'après une vie physique intense en pleine nature.
L'exercice musculaire donne au corps le loisir d'éliminer
les déchets de plus en plus nombreux en nos civilisations
urbaines polluées. La désintoxication porte
aussi sur toutes les formes de penser et d'agir quotidiennes.
Le corps reprend un peu de vie et le vide s'effectue de lui-même
dans nos cervelles encombrées.
De toute façon pensais-je, avant toute Grande Aventure,
toute nouvelle conquête, il faut une veillée
d'armes et trouver de l'aide auprès d'instances mystérieuses
qui président depuis toujours aux destinées
humaines.
Mon intuition m'avait renseigné dès le premier
entretien. C'est pourquoi j'avais été si affirmatif
auprès du docteur Cahen :
" Prenez-la en charge et vous la guérirez, l'intuition
ne se trompe pas. "
" Oui, m'avait-il répondu après l'avoir
reçue. Si on n 'en guérit qu'une, ce sera
elle, car elle est de taille à faire le chemin, je
vous rejoins sur ce point."
Yannez réclamait une révolution médicale
si impressionnante qu'elle relevait du délire aux yeux
de certains. Mon cœur était prêt, mais la raison
restait souveraine. " Il n'y avait rien à perdre
" disait un conseiller intérieur. "La vie n
'appartient qu'à ceux qui osent", ajoutait-il !
Je ne connaissais que trop mes élans, mes passions
pour les dernières nouveautés scientifiques.
Un gouvernement à entraîner est chose délicate,
surtout pour un Capricornien trois fois régi par l'austère
Saturne, lequel exige de l'homme les plus hautes conquêtes
sur lui-même !
La demande de Yannez réclamait un courage hors du
commun. Je sentais, sans qu'elle l'exprimât par des
mots, ses propres interrogations, ses folles angoisses, contenues
avec une extrême difficulté. Elle était
à bout de forces, je lui évitais toujours d'avoir
à me le dire.
Je ressentais de l'admiration pour la dignité dont
elle faisait preuve. Cette rencontre m'interrogeait. Bien
des hommes me paraissaient être des pleutres comparés
à cette femme !
Je décidai de l'éprouver néanmoins un
peu. Je ne pouvais lui demander d'attendre longtemps ni de
continuer seule à assumer sa lutte.
" Vous me demandez, lui dis-je, d'effectuer l'ascension
de l'aiguille du Dru (Chamonix) par la façade nord
sans même savoir ce qu'il y a de l'autre côté.
" Il s'agissait bien d'une escalade dont je mesurais toutes
les difficultés. En même temps, quelque chose
d'enivrant s'éveillait chez cette femme et en moi-même...
d'avoir à effectuer pareille aventure!
La vie ne vaut la peine d'être vécue que si
nous avons à nous confronter à des difficultés
himalayennes, et à les vaincre ! L'homme se forge dans
les combats les plus périlleux.
Si nous avions des difficultés colossales devant nous,
la vie n'aurait que peu de sens. Autant retourner tout de suite
à nos langes !
Yannez réclamait une thérapeutique nouvelle,
créative, non industrialisée, ni banalisée
comme celle qui ne pose aucun problème, puisque tout
est prévu à l'avance. N'importe quel manuel
en décrivait les programmes thérapeutiques dans
les moindres nuances.
Le système de couverture sociale imposait ce genre
de prise en charge industrialisé, robotisé,
tandis que le chemin que nous avions à effectuer n'était
pas remboursé et n'offrait aucune garantie de réussite.
Mais, de façon générale, est-il possible
d'assurer une guérison certaine avec une quelconque thérapeutique
!
Si on raisonnait comme tout le monde... rien de nouveau ne risquerait
jamais de survenir !