Ne relater que les rêves d'une personne, sans suivre en parallèle
ceux du thérapeute constitue une amputation majeure.
De la conjonction des deux vies oniriques, découle la nécessité
pour le passeur d'assimiler le problème de celui qu'il guide.
Elle exige de lui une maturation de plus en plus complète
mais également de nouvelles épreuves redoutables.
L'appel qui lui est fait n'est pas dénué d'embûches
ou de risques majeurs trop souvent ignorés.
La réactivation des conflits intra-psychiques ou des éléments
non encore assimilés de ses propres problèmes est
rapide.
Il n'est pas possible de suivre tous les rêves d'une seule
personne dans un ouvrage. L'évocation des commentaires au
cours d'un entretien est elle-même sélective et réduite.
Héraclite nous a enseigné que nul ne se baignait
deux fois dans la même eau du fleuve.
L'étude des deux personnalités n'est même pas
nécessaire, seule l'interaction entre elles prend sens et
devient "substantifique moelle".
Ainsi seul les rêves du passeur ayant trait au cancer vous
seront proposés.
Il serait illusoire de penser étreindre toute la réalité,
nous ne ferons qu'évoquer le sillage de notre frêle
esquif.
18 février an III
"Une mère abusive a déterminé chez son
fils l'apparition d'une tumeur bronchique. Elle préfère
son décès plutôt qu'il ne la quitte. J'assistais
très lucide aux événements, ne connaissant
que trop cette façon d'agir caractéristique d'un bon
nombre de mères. Comment pouvait-il lui échapper ?
Cela me paraissait impossible sans une intervention extérieure."
C'est alors que défilèrent en moi les images de deux
amis, John et Bernard tous deux lentement dévorés
par leurs "mères", filles insatisfaites de la Déesse.
Tous deux devaient songer dans les limbes de leur inconscient,
au retour éternel au sein maternel afin de pouvoir renaître.
A l'un comme à l'autre, j'avais osé prédire
la date d'apparition de leur cancer bronchique quinze années
avant son apparition clinique. Il fallait que mon irritation fût
grande devant les propos irresponsables qu'ils me tenaient, pour
que ces phrases sortent de mes lèvres et échappent
au gardien du seuil.
Bernard ne fumait que le cigare et prétendait qu'il ne déterminait
jamais de tumeur bronchique tandis que John consommait allègrement
deux paquets de cigarettes, par jour.
20 février an III
"Deux forces égales et opposées forment un couple
de contraires et inter-agissent comme les énergies qui agitent
l'aiguille d'une boussole s'annihilant l'une l'autre, tiraillant
l'être entre ses opposés."
Pour n'avoir pas voulu quitter le nid familial, et notamment le
lien affectif majeur envers leur mère, le sort des "fils-amants"
est de vivre crucifiés entre leurs désirs antagonistes.
Aimer sa mère et la détester.
Rejeter son père et l'adorer en secret.
Etre un bon petit garçon bien propre, parfaitement discipliné
et bouillir de désirs réprimés.
Le culte du bien s'édifie en niant le mal alors qu'un démon
s'agite de plus en plus sauvagement dans les rêves, quand
il n'est pas exprimé dans la vie consciente par des propos
violents ou dans le corps par des symptômes bruyants.
22 février an III : Rêve.
"La femme d'un grand homme est porteuse d'une tumeur. Son mari,
homme supérieur, par l'intelligence et la taille, est très
blessé d'apprendre le diagnostic. Ce grand physicien, ami
de mon père, me confie sa détresse. Il est courbé
par le destin. Je m'efforce de lui donner tous les conseils diététiques
et les rudiments nécessaires pour réaliser dans les
meilleures conditions 1' irradiation par la bombe au cobalt ou par
l'accélérateur de particules.
Mes propos sont précis, concis. Ils leur seront précieux.
Ainsi l'irradiation abdominale sera mieux supportée car chacun
connaît ce terme sévère et difficile du traitement."
Cet ancien professeur de Physique à l'Ecole Normale Supérieure
représente Saturne dans mes rêves. Il prend alors l'aspect
d'un grand vieillard maigre aux cheveux blancs, les yeux souriants
derrière des lunettes d'or. Son jugement est sévère
mais il est favorable aux êtres humains qui font des efforts
louables pour dépasser leurs pulsions animales résumées
par le titre d'un ouvrage de Nietzsche : "Humain trop humain".
Il vit dans un château de Touraine. Il a tapissé les
murs d'une quantité de livres inestimables parfaitement rangés
entre des boiseries vivant encore par la pensée à
l'époque de Montaigne.
Sa partie féminine est malade. Elle représente également
mes propres tendances intellectuelles à me réfugier
dans une bibliothèque loin des épreuves du monde,
souvent détestables pour un être sensible. Le commerce
des idées et des chercheurs permet de rencontrer des êtres
hors du commun. Feynman, après Schrödinger ou Oppenheimer,
nous a laissé des écrits évoquant avec humour
cet univers de relations affectives.
La tumeur touche le domaine abdominal, celui des viscères.
C'est le siège de la chimie digestive en relation avec l'alimentation
la mère mais aussi la terre et la vie. La femme du physicien
est native du Capricorne, également liée à
Saturne. Sa relation avec sa mère n'a pas été
satisfaisante puisqu'elle a été abandonnée
dès son enfance.
L'affection néoplasique évoquée par le rêve
est à prendre au plan symbolique. Elle signifie que pour
cette femme sa relation avec sa mère ressemblait à
un cancer.
L'inconscient fait allusion à travers ces deux rêves
précisément à l'attache affective à
la mère. Il ne m'a pas épargné comme tout un
chacun, et ces deux amis deviennent pour mon inconscient, deux acteurs
exprimant une scène intérieure d'un théâtre
vivant.
Bernard grand spécialiste de cytologie cancéreuse,
était irrésistiblement attiré par le Japon.
Son "goût pour l'Orient" l'y attirait avec une puissance insurmontable'.
Il projetait dirons-nous sa partie féminine sur l'archipel
du soleil levant. A cinquante-quatre ans, après avoir rédigé
des chapitres importants de cancérologie pour l'Encyclopédie
médicale il devait accuser une grande fatigue. Il eut l'idée
de pratiquer sur ses propres expectorations les examens qu'il effectuait
journellement. Le destin le fit constater sous l'objectif de son
microscope la présence d'un épithélioma à
petites cellules : le plus évolutif des cancers bronchiques...
Cet homme connu dans plusieurs pays devait réaliser le double
exploit de subir une pneumonectomie, puis une irradiation complète
de plusieurs semaines à l'accélérateur de particules
sans avoir informé sa mère de son état de santé
!
D'une distinction exemplaire, il vivait entre elle et une sœur,
célibataire. Les goûts raffinés de Bernard2
étaient ceux d'un esthète rigoureux, aussi les
temples Zens et les jardins japonais correspondaient précisément
à ses aspirations intérieures.
John avait également un grand attrait pour la peinture. Il
collectionnait les lithographies3, très informé
des recherches de l'art moderne, suivant les expositions, lors de
séjours parisiens.
Je retrouvais Bernard après quelques années d'absence,
un mois avant sa mort. Il portait une perruque, ses cheveux n'ayant
pas résisté à la chimiothérapie. Dans
un restaurant chinois, de notre ville natale il avait organisé
un repas d'adieux. Il y avait invité ses plus fidèles
amis. La soirée fut gaie, détendue comme il le souhaitait.
Son état de santé ne fut même pas évoqué
malgré sa pâleur et sa gêne respiratoire que
tous les médecins invités avaient observé.
La qualité de ces heures fut extrême.
"Comment peux-tu faire pour ne pas informer ta mère ?"
lui demandais-je.
"Je ne peux pas lui faire cela. Elle a toujours été
parfaite envers nous, elle apprendra toujours assez tôt la
réalité !" me répondit-il.
Un mois plus tard, la mère devait l'apprendre à l'enterrement
de son fils.
Bernard n'avait pas connu son père. J'ai toujours le souvenir
d'une merveilleuse réunion de famille, en Bretagne, au bord
de la mer où trônait une maman attentive à chacun.
Tous ses enfants lui faisaient fête. Les colliers de fleurs
sont plus difficiles à rejeter que de lourdes chaînes
!
Décharné, livide quelques mois avant son décès
il avait traversé la France pour me confier son angoisse.
Prémonition étrange, au seuil de l'autre monde, Bernard
parlant à Bernard avec l'humour merveilleux que je lui ai
toujours connu devait me confier cet ultime message :
"Il n'y a que l'amour qui puisse nous sauver, faire de nous des
hommes".
Bernard était un autre fidèle d'Apollon. Les esthètes
raffinés ont du mal à supporter l'image de la laideur,
et notre époque n'en est pas avare ! C'est pourquoi ils se
reconnaissent aisément et ont entre eux des liens immédiats
de sympathie.
En contraste avec le fils "anima", sensible et un tantinet
efféminé comme on en observe au Pérou chantant
les mille richesses de l'Amazonie, se dresse le machisme dionysiaque
et souvent vulgaire des fils "animus"' partis en guerre contre
les femmes, victimes d'un autre absolu tout aussi impossible à
atteindre : devenir l'époux fantasmatique de leur génitrice.
John collectionnait les aventures. Rien de semblable avec Bernard,
véritable ermite en quête d'un absolu oriental où
une esthétique parfaite aurait enfin masqué les pestilences
de l'humanité !
Mes songes me donnaient à distance et à leur insu,
des nouvelles précises sur l'évolution de leur maladie.
La nuit précédant la mort de John j'étais
à Pau, où je devais effectuer une série de
cours sur la Physique des sons.
Cette nuit-là, un songe devait me le montrer métamorphosé,
trivial et vulgaire, devenu odieux envers son épouse et le
dernier de ses enfants qu'il ne supportait pas.
Il accusait sa femme de sa propre maladie et se refusait à
l'évidence...
Un rêve me précisait son refus catégorique
d'une mort imminente.
Le destin avait eu envers lui le même comportement dionysiaque
et cruel. Atteint par une fatigue inexpliquée, il eut soudain
l'idée d'effectuer un cliché pulmonaire dans son propre
service. Il savait mieux que personne lire ces ombres projetées
d'une réalité organique dont il avait mille fois effectué
le diagnostic, cent fois enseigné l'évolution à
ses élèves.
Il avait aussi dépassé la cinquantaine quand le destin
vint frapper à sa porte.
Il n'épargne ni les pauvres ni les riches ni les médecins
qui ont à payer aussi le prix du sang. Or c'est souvent parmi
eux que l'on observe - surtout s'ils ont acquis un certain grade
universitaire ou un vernis social quelconque - un refus catégorique,
souvent agressif de se rendre aux évidences.
A "posteriori" peut-être, est-ce pourquoi il s'interroge
! Les progrès de la médecine et de la science sont
liés à cette réflexion délicate.
La vie se charge de nous montrer nos insuffisances, nos théories
prétentieuses, la stupidité de notre acharnement à
ne pas vouloir quitter nos peaux infantiles pour effectuer une métanoïa
aussi bénéfique à nos proches et à la
société qu'à nous-mêmes !
On ne devient Homme qu'en reconnaissant ses erreurs.
Après son décès je devais demander à
son épouse s'il n'était pas aussi un grand "œdipien".
Surprise par ma question, elle devait me demander comment je pouvais
connaître autant de détails de sa vie privée...
Don Juan est fusionnellement lié à sa mère
et mes rêves m'informaient sans discrétion aucune de
ce qui se passait à distance. Il se vantait "de lever une
poule" à chaque déplacement dans la capitale. Ce sport
de chasseur est souvent associé à un aveuglement spécifique
car Nemrod est la proie favorite des Amazones !
"Quand je l'ai connu, il avait toujours plusieurs amies à
la fois. Il a toujours eu beaucoup d'aventures. Il partait en vacances
chaque année avec sa mère ; chacun logeait dans un
hôtel différent. Le soir il allait chercher l'aventure
au Bar de l'hôtel. Le lendemain matin il en rendait compte
à sa mère …"
"C'est ainsi que l'on va effectuer son rapport après une
mission militaire"
...