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L'OISELEUR ET LE CANCER DE L'AMAZONE

Bernard HERZOG
Chapitre IV

Le cancer du thérapeute et notre civilisation : raisonner et non résonner

 


"La nature est un temple où de vivants piliers
laissent parfois sortir de confuses paroles :
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers."

Charles BAUDELAIRE
Correspondances "Les fleurs du mal".


Ne relater que les rêves d'une personne, sans suivre en parallèle ceux du thérapeute constitue une amputation majeure.

De la conjonction des deux vies oniriques, découle la nécessité pour le passeur d'assimiler le problème de celui qu'il guide.

Elle exige de lui une maturation de plus en plus complète mais également de nouvelles épreuves redoutables.

L'appel qui lui est fait n'est pas dénué d'embûches ou de risques majeurs trop souvent ignorés.

La réactivation des conflits intra-psychiques ou des éléments non encore assimilés de ses propres problèmes est rapide.

Il n'est pas possible de suivre tous les rêves d'une seule personne dans un ouvrage. L'évocation des commentaires au cours d'un entretien est elle-même sélective et réduite.

Héraclite nous a enseigné que nul ne se baignait deux fois dans la même eau du fleuve.

L'étude des deux personnalités n'est même pas nécessaire, seule l'interaction entre elles prend sens et devient "substantifique moelle".

Ainsi seul les rêves du passeur ayant trait au cancer vous seront proposés.

Il serait illusoire de penser étreindre toute la réalité, nous ne ferons qu'évoquer le sillage de notre frêle esquif.

18 février an III

"Une mère abusive a déterminé chez son fils l'apparition d'une tumeur bronchique. Elle préfère son décès plutôt qu'il ne la quitte. J'assistais très lucide aux événements, ne connaissant que trop cette façon d'agir caractéristique d'un bon nombre de mères. Comment pouvait-il lui échapper ? Cela me paraissait impossible sans une intervention extérieure."

C'est alors que défilèrent en moi les images de deux amis, John et Bernard tous deux lentement dévorés par leurs "mères", filles insatisfaites de la Déesse.

Tous deux devaient songer dans les limbes de leur inconscient, au retour éternel au sein maternel afin de pouvoir renaître.

A l'un comme à l'autre, j'avais osé prédire la date d'apparition de leur cancer bronchique quinze années avant son apparition clinique. Il fallait que mon irritation fût grande devant les propos irresponsables qu'ils me tenaient, pour que ces phrases sortent de mes lèvres et échappent au gardien du seuil.

Bernard ne fumait que le cigare et prétendait qu'il ne déterminait jamais de tumeur bronchique tandis que John consommait allègrement deux paquets de cigarettes, par jour.

20 février an III

"Deux forces égales et opposées forment un couple de contraires et inter-agissent comme les énergies qui agitent l'aiguille d'une boussole s'annihilant l'une l'autre, tiraillant l'être entre ses opposés."

Pour n'avoir pas voulu quitter le nid familial, et notamment le lien affectif majeur envers leur mère, le sort des "fils-amants" est de vivre crucifiés entre leurs désirs antagonistes.

Aimer sa mère et la détester.

Rejeter son père et l'adorer en secret.

Etre un bon petit garçon bien propre, parfaitement discipliné et bouillir de désirs réprimés.

Le culte du bien s'édifie en niant le mal alors qu'un démon s'agite de plus en plus sauvagement dans les rêves, quand il n'est pas exprimé dans la vie consciente par des propos violents ou dans le corps par des symptômes bruyants.

22 février an III : Rêve.

"La femme d'un grand homme est porteuse d'une tumeur. Son mari, homme supérieur, par l'intelligence et la taille, est très blessé d'apprendre le diagnostic. Ce grand physicien, ami de mon père, me confie sa détresse. Il est courbé par le destin. Je m'efforce de lui donner tous les conseils diététiques et les rudiments nécessaires pour réaliser dans les meilleures conditions 1' irradiation par la bombe au cobalt ou par l'accélérateur de particules.
Mes propos sont précis, concis. Ils leur seront précieux. Ainsi l'irradiation abdominale sera mieux supportée car chacun connaît ce terme sévère et difficile du traitement."

Cet ancien professeur de Physique à l'Ecole Normale Supérieure représente Saturne dans mes rêves. Il prend alors l'aspect d'un grand vieillard maigre aux cheveux blancs, les yeux souriants derrière des lunettes d'or. Son jugement est sévère mais il est favorable aux êtres humains qui font des efforts louables pour dépasser leurs pulsions animales résumées par le titre d'un ouvrage de Nietzsche : "Humain trop humain".

Il vit dans un château de Touraine. Il a tapissé les murs d'une quantité de livres inestimables parfaitement rangés entre des boiseries vivant encore par la pensée à l'époque de Montaigne.

Sa partie féminine est malade. Elle représente également mes propres tendances intellectuelles à me réfugier dans une bibliothèque loin des épreuves du monde, souvent détestables pour un être sensible. Le commerce des idées et des chercheurs permet de rencontrer des êtres hors du commun. Feynman, après Schrödinger ou Oppenheimer, nous a laissé des écrits évoquant avec humour cet univers de relations affectives.

La tumeur touche le domaine abdominal, celui des viscères. C'est le siège de la chimie digestive en relation avec l'alimentation la mère mais aussi la terre et la vie. La femme du physicien est native du Capricorne, également liée à Saturne. Sa relation avec sa mère n'a pas été satisfaisante puisqu'elle a été abandonnée dès son enfance.
L'affection néoplasique évoquée par le rêve est à prendre au plan symbolique. Elle signifie que pour cette femme sa relation avec sa mère ressemblait à un cancer.

L'inconscient fait allusion à travers ces deux rêves précisément à l'attache affective à la mère. Il ne m'a pas épargné comme tout un chacun, et ces deux amis deviennent pour mon inconscient, deux acteurs exprimant une scène intérieure d'un théâtre vivant.

Bernard grand spécialiste de cytologie cancéreuse, était irrésistiblement attiré par le Japon. Son "goût pour l'Orient" l'y attirait avec une puissance insurmontable'.

Il projetait dirons-nous sa partie féminine sur l'archipel du soleil levant. A cinquante-quatre ans, après avoir rédigé des chapitres importants de cancérologie pour l'Encyclopédie médicale il devait accuser une grande fatigue. Il eut l'idée de pratiquer sur ses propres expectorations les examens qu'il effectuait journellement. Le destin le fit constater sous l'objectif de son microscope la présence d'un épithélioma à petites cellules : le plus évolutif des cancers bronchiques...

Cet homme connu dans plusieurs pays devait réaliser le double exploit de subir une pneumonectomie, puis une irradiation complète de plusieurs semaines à l'accélérateur de particules sans avoir informé sa mère de son état de santé !
D'une distinction exemplaire, il vivait entre elle et une sœur, célibataire. Les goûts raffinés de Bernard2 étaient ceux d'un esthète rigoureux, aussi les temples Zens et les jardins japonais correspondaient précisément à ses aspirations intérieures.
John avait également un grand attrait pour la peinture. Il collectionnait les lithographies3, très informé des recherches de l'art moderne, suivant les expositions, lors de séjours parisiens.

Je retrouvais Bernard après quelques années d'absence, un mois avant sa mort. Il portait une perruque, ses cheveux n'ayant pas résisté à la chimiothérapie. Dans un restaurant chinois, de notre ville natale il avait organisé un repas d'adieux. Il y avait invité ses plus fidèles amis. La soirée fut gaie, détendue comme il le souhaitait. Son état de santé ne fut même pas évoqué malgré sa pâleur et sa gêne respiratoire que tous les médecins invités avaient observé. La qualité de ces heures fut extrême.

"Comment peux-tu faire pour ne pas informer ta mère ?" lui demandais-je.

"Je ne peux pas lui faire cela. Elle a toujours été parfaite envers nous, elle apprendra toujours assez tôt la réalité !" me répondit-il.

Un mois plus tard, la mère devait l'apprendre à l'enterrement de son fils.

Bernard n'avait pas connu son père. J'ai toujours le souvenir d'une merveilleuse réunion de famille, en Bretagne, au bord de la mer où trônait une maman attentive à chacun. Tous ses enfants lui faisaient fête. Les colliers de fleurs sont plus difficiles à rejeter que de lourdes chaînes !

Décharné, livide quelques mois avant son décès il avait traversé la France pour me confier son angoisse. Prémonition étrange, au seuil de l'autre monde, Bernard parlant à Bernard avec l'humour merveilleux que je lui ai toujours connu devait me confier cet ultime message :

"Il n'y a que l'amour qui puisse nous sauver, faire de nous des hommes".

Bernard était un autre fidèle d'Apollon. Les esthètes raffinés ont du mal à supporter l'image de la laideur, et notre époque n'en est pas avare ! C'est pourquoi ils se reconnaissent aisément et ont entre eux des liens immédiats de sympathie.

En contraste avec le fils "anima", sensible et un tantinet efféminé comme on en observe au Pérou chantant les mille richesses de l'Amazonie, se dresse le machisme dionysiaque et souvent vulgaire des fils "animus"' partis en guerre contre les femmes, victimes d'un autre absolu tout aussi impossible à atteindre : devenir l'époux fantasmatique de leur génitrice.

John collectionnait les aventures. Rien de semblable avec Bernard, véritable ermite en quête d'un absolu oriental où une esthétique parfaite aurait enfin masqué les pestilences de l'humanité !

Mes songes me donnaient à distance et à leur insu, des nouvelles précises sur l'évolution de leur maladie.

La nuit précédant la mort de John j'étais à Pau, où je devais effectuer une série de cours sur la Physique des sons.

Cette nuit-là, un songe devait me le montrer métamorphosé, trivial et vulgaire, devenu odieux envers son épouse et le dernier de ses enfants qu'il ne supportait pas.

Il accusait sa femme de sa propre maladie et se refusait à l'évidence...

Un rêve me précisait son refus catégorique d'une mort imminente.

Le destin avait eu envers lui le même comportement dionysiaque et cruel. Atteint par une fatigue inexpliquée, il eut soudain l'idée d'effectuer un cliché pulmonaire dans son propre service. Il savait mieux que personne lire ces ombres projetées d'une réalité organique dont il avait mille fois effectué le diagnostic, cent fois enseigné l'évolution à ses élèves.

Il avait aussi dépassé la cinquantaine quand le destin vint frapper à sa porte.

Il n'épargne ni les pauvres ni les riches ni les médecins qui ont à payer aussi le prix du sang. Or c'est souvent parmi eux que l'on observe - surtout s'ils ont acquis un certain grade universitaire ou un vernis social quelconque - un refus catégorique, souvent agressif de se rendre aux évidences.

A "posteriori" peut-être, est-ce pourquoi il s'interroge ! Les progrès de la médecine et de la science sont liés à cette réflexion délicate.

La vie se charge de nous montrer nos insuffisances, nos théories prétentieuses, la stupidité de notre acharnement à ne pas vouloir quitter nos peaux infantiles pour effectuer une métanoïa aussi bénéfique à nos proches et à la société qu'à nous-mêmes !

On ne devient Homme qu'en reconnaissant ses erreurs.

Après son décès je devais demander à son épouse s'il n'était pas aussi un grand "œdipien".

Surprise par ma question, elle devait me demander comment je pouvais connaître autant de détails de sa vie privée... Don Juan est fusionnellement lié à sa mère et mes rêves m'informaient sans discrétion aucune de ce qui se passait à distance. Il se vantait "de lever une poule" à chaque déplacement dans la capitale. Ce sport de chasseur est souvent associé à un aveuglement spécifique car Nemrod est la proie favorite des Amazones !

"Quand je l'ai connu, il avait toujours plusieurs amies à la fois. Il a toujours eu beaucoup d'aventures. Il partait en vacances chaque année avec sa mère ; chacun logeait dans un hôtel différent. Le soir il allait chercher l'aventure au Bar de l'hôtel. Le lendemain matin il en rendait compte à sa mère …"

"C'est ainsi que l'on va effectuer son rapport après une mission militaire"

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